Non, tous les séniors ne se sentent pas à l'aise avec un smartphone. Mais ce constat mérite d'être étayé afin d'éviter toute conclusion hâtive.
Nous l'avons constaté lors des campagnes d'expérimentations que nous avons menées dans les étapes de conception du dispositif Mementop : sans surprise, les plus âgés parmi nos aînés sont rétifs à l'utilisation des technologies numériques. D'autant, il faut bien l'admettre, que ces dernières sont loin d'être des modèles de convivialité et de simplicité d'emploi.
De trop nombreuses applications soumettent leurs utilisateurs aux caprices des designers
Nous avons tous notre manière propre d'apprécier l'intérêt d'une technologie. Tout dépend de nos attentes, de nos envies et bien sûr de nos capacités sensorielles et cognitives. Avec l'âge, nos différentes formes de mémoire perdent en efficacité. Évidemment, l'apparition d'une maladie neuro-évolutive, à l'instar de la maladie d'Alzheimer, n'arrange rien.
En 2019, nous avons proposé à une dizaine de personnes, d'âge compris entre 70 et 82 ans, de prendre en mains quelques applications pour smartphone, dont la célèbre app Waze. Notre échantillon comprenait quatre personnes qui n'étaient pas des utilisateurs réguliers d'un smartphone. Nous avions désigné un animateur, patient et pédagogue, pour encadrer des sessions limitées à 3 utilisateurs simultanés. La durée de nos sessions n'excéda jamais une heure afin d'éviter de fatiguer inutilement nos testeurs.
Nous avons constaté plusieurs phénomènes marquants.
Le premier de ces constats concerne une peur récurrente qui se manifesta chez plus de 50% de nos testeurs : celle d'abimer, voire même de casser le smartphone. La complexité grandissante des technologies éloigne leur utilisateur de la compréhension, même superficielle, de leurs principes de fonctionnement. Qui saurait expliquer aujourd'hui, même parmi nos experts en développement d'applications, comment fonctionne un écran tactile, un capteur d'empruntes digitales ou un accéléromètre ? Les dernières générations de téléphones mobiles sont des modèles de complexité, relevant des centaines de défis technologiques dont le fonctionnement précis échappe à la quasi totalité des utilisateurs.
C'est plus compliqué qu'un moulin à café. Si seulement ça pouvait être aussi simple qu'une vieille télé !
Dès lors, il n'est pas surprenant que certaines personnes expriment un rejet des technologies numériques à l'aide d'une phrase, emblématique de leur crainte : j'ai peur de casser quelque chose...
Cette phrase exprime parfaitement ce que l'utilisateur redoute. Tout d'abord, ne pas savoir comment utiliser un appareil. Mais aussi, ne pas se sentir à la hauteur. Alors quoi, les smartphones sont-ils devenus des objets de culte au point qu'il convienne de mériter de les utiliser ?
Je me souviens de Gislaine et de Claude en particulier qui affirmèrent ne pas avoir l'usage de ces applications compliquées, tout en se montrant désolés de tenir de tels propos. En insistant un peu, de manière rassurante et engageante, nous sommes parvenus à les convaincre de poursuivre le test et leurs résultats se sont avérés comparables à ceux obtenus par des utilisateurs plus téméraires ou moins craintifs.
Troisième réaction manifestée par plus de 60% des personnes testées, une impression d'un trop-plein d'informations, d'un nombre trop important de fonctions ou de propositions. Il faut avouer que l'écran d'un smartphone peut afficher beaucoup de choses, en utilisant différentes polices de caractères, de tailles variables. Sans parler des boutons virtuels, sur lesquels ont doit poser le doigt pour faire comme si "on appuyait dessus". Et parfois, une action involontaire provoque un changement radical dans l'organisation des informations affichées à l'écran... de quoi se demander si l'on a effectivement cassé quelque chose !
Ces quelques tests nous ont convaincus qu'il est crucial de définir des règles strictes pour concevoir un dispositif faisant appel aux technologies numériques à l'instar des smartphones ou des montres connectées.
Ce n'est pas toujours facile, mais c'est hautement souhaitable. De vrais utilisateurs, cela signifie des personnes correspondant peu ou prou à la cible du dispositif. Pour nous, il s'agissait d'impliquer des personnes âgées de plus de 65 ans, atteintes ou non d'une maladie neuro-évolutive, utilisatrices ou non d'un smartphone. Pour co-concevoir un dispositif, il ne suffit pas simplement de donner la parole à des individus susceptibles de l'acquérir. Il faut avoir en tête plusieurs pistes de travail, disposer du temps nécessaire pour permettre aux co-concepteurs de s'approprier chacune d'elles et se forger une opinion. Il convient aussi d'écouter de manière active toute réaction des contributeurs : gestuelle, regards, expressions du visage, vocabulaire employé... Il ne suffit pas qu'un participant à la conception du dispositif approuve une fonction pour qu'elle soit définitivement retenue. Il faut écouter, étudier avec humilité, accepter de remettre en cause ses propres convictions. La préparation de chaque session est un atout pour pouvoir rebondir, proposer une alternative.
Il est fâcheux de constater que le pourcentage des applications disponibles sur les boutiques Apple et Google qui prennent en compte les réglages d'accessibilité du téléphone de l'utilisateur reste encore très faible. L'accessibilité est pourtant une clé pour améliorer l'expérience des personnes âgées, et plus encore lorsqu'il est question d'une maladie neuro-évolutive. Mais qu'est-ce que l'accessibilité précisément ? Il s'agit de prendre en compte les choix que le possesseur d'un appareil mobile a pris le soin de décrire à l'aide de fonctions fournies par le système d'exploitation. Parmi ces choix, on trouve des réglages de taille de caractères pour l'affichage de textes, titres, sous-titres, etc. On trouve aussi des méthodes de gestion des contrastes, destinées à pallier les déficiences de vision des couleurs. L'activation de la lecture vocale de certaines parties de l'écran est également possible. La prise en compte, dès les étapes de développement, de telles préférences exprimées par l'utilisateur est essentielle. Pour autant, elle n'est pas suffisante. Nous avons par exemple testé la lecture vocale lors de nos sessions de 2019 pour des applications commerciales et les résultats furent affligeants. Pourtant, provenant d'Apple ou de Google notamment, des recommandations précises et pertinentes sont disponibles, sous forme de tutoriels vidéos. Savoir "lire" efficacement le contenu d'un écran nécessite de définir ce qu'il propose comme contenu et comme modèles d'interaction avec l'utilisateur. C'est appréhender une conversation entre l'app et ce dernier.
Cela paraît évident en première lecture et tout le monde est d'emblée d'accord avec le principe de simplification, qui consiste à aller à l'essentiel, à penser chaque interaction entre l'app et l'utilisateur d'une manière rationnelle et avec un souci d'efficacité. Et pourtant ! Au cours de notre conception de Mementop, nous avons été à de nombreuses reprises tentés d'ajouter çà et là des boutons ou des informations d'importance secondaire, parce que... parce qu'on ne sait jamais. La théorie du "on ne sait jamais" est rarement féconde. Son application conduit souvent à embrouiller l'utilisateur. Il nous a fallu pas mal de séances de réflexion en équipe pour concevoir un agenda d'activités qu'une personne âgée puisse trouver "utilisable", voire même "simple à utiliser". Plusieurs designer de talent ont été sollicités et nous avons bénéficié d'un accompagnement signé Apple pour comprendre et mieux appréhender certains éléments majeurs relatifs à l'expérience proposée à nos utilisateurs.
Les tests que nous menons de manière régulière en matière d'acceptation de Mementop par nos utilisateurs âgés sont plus qu'encourageants : ils démontrent que, même à 80 ans, on peut "piloter" un Mementop avec dextérité et aisance, c'est-à-dire partager un agenda d'activités, utiliser des mémos, partager des souvenirs... Au fil du temps, nous ferons notre possible pour améliorer l'expérience proposée par l'app à tous les séniors soucieux de préserver leur autonomie. Nous accueillons toutes les suggestions à ce propos. Et, parce que 65% de nos aînés seulement sont actuellement connectés à internet à leur domicile en France, il nous reste à espérer que les opérateurs de téléphonie mobile s'intéresseront de près à ces clients atypiques, que la 5G, la course au débit et à l'espace de stockage laissent indifférents... Gageons que cette forme insidieuse d'exclusion numérique que vivent certains séniors sera prochainement dépassée. Enfin, respectons le choix de certaines personnes âgées, délibérément réticentes à l'utilisation de ces nouveaux outils.