Adieu les aidés, bonjour les chefs de tribus

Adieu les aidés, bonjour les chefs de tribus

Chaque personne touchée par la maladie d'Alzheimer entretient avec elle une relation spécifique. Certains malades se montrent combattifs, décidés à tout faire pour garder le contrôle le plus longtemps possible. D'autres sont abattus et peinent à poursuivre le combat. Il en va de même pour les aidants dont l'attitude varie considérablement d'un foyer à l'autre. Il n'est pas toujours facile d'accepter les changements occasionnés chez leur proche par la maladie. Pourtant le rôle des aidants est particulièrement important pour permettre à l'aidé de préserver son libre-arbitre, sa dignité et sa liberté, en dépit de l'évolution de la maladie. Le combat en vaut la peine : chaque jour gagné est une victoire.

L'équipe Mementop se mobilise au quotidien pour concevoir des solutions destinées à aider les dyades formées d'un malade et du cercle de ses aidants. Chacune de nos rencontres avec les dyades est un instant précieux qui nous permet de mieux comprendre les enjeux, attentes, envies et souhaits de nos aînés, sans oublier de prendre en compte leurs proches et leurs aidants. Nos recherches mettent également en lumière les risques et les difficultés susceptibles d'apparaître au cœur d'une dyade, résultant de l'utilisation de solutions d'accompagnement ou d'assistance, en particulier lorsque ces dernières font appel aux technologies numériques.

Une chose est sûre : le vocabulaire utilisé dans les solutions numériques proposées aux dyades est essentiel. Dans son Tractatus logico-philosophicus paru en 1921, le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein propose une étude de la relation existant entre le langage et la réalité.

Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde. Ludwig Wittgenstein, 1921.

Le choix des mots est très important pour s'adresser à nos aînés. Il s'agit non seulement de trouver les mots justes mais aussi de s'assurer que l'ensemble des mots choisis - le champ lexical employé dans tout le dispositif - soit cohérent et compréhensible par le plus grand nombre. Le marketing et ses vertus, qu'on les pense factices ou réelles, n'est pas ici d'un grand secours. Il ne s'agit pas en effet de choisir un vocabulaire propice à la promotion du dispositif sur les réseaux sociaux. On ne doit pas se préoccuper de l'existence de hashtags appropriés mais plutôt de dresser la liste exhaustive des concepts à représenter puis, pour chacun d'eux, d'identifier le mot idoine, tout en veillant à ce que l'ensemble des mots élus s'inscrive dans un espace sémantique consistant au regard des objectifs primordiaux du dispositif.

Nous avons décidé de soumettre cette question à plusieurs experts en gériatrie et psycho-gériatrie. Et elle fut prise très au sérieux par nos contributeurs qui ne tardèrent pas à nous recommander une évolution majeure de notre champ lexical, à partir de deux constats.

Premier constat : le concept de dyade est compris par un faible pourcentage de personnes. La dyade désigne la réunion de plusieurs personnes au sein d'une même entité logique, chacune exerçant la fonction d'aidé ou d'aidants. Au sein d'une dyade, on trouve en effet un aidé unique et un nombre arbitraire d'aidants.

Nous avons cherché un remplaçant valable pour le mot dyade, auquel nous reprochons en outre d'être trop savant et incommode à lire. Pour autant, il est hors de question d'appauvrir notre proposition, notamment en optant pour un mot inventé ou sauvagement emprunté au vocabulaire de l'enfance ou aux patrimoine lexical d'une langue étrangère.

C'est rapidement le mot tribu qui remporta tous les suffrages, le mot aidé se transformant en chef de tribu. Cette transition de vocabulaire n'est pas du tout anodine ; explorons-la de plus près. Le terme aidé implique une relation d'accompagnement de la personne concernée et l'existence implicite du rôle d'aidant. Le couple aidé-aidant induit un risque de dépendance du premier rôle vis-à-vis du second. Les experts de la maladie d'Alzheimer nous ont toujours incités à la plus grande vigilance pour ce qui concerne la désignation et la qualification de cette relation. Nous veillons d'ailleurs à ne pas créer de fonctions susceptibles de la matérialiser et bannissons l'emploi de termes sémantiquement liés à ce concept.

À l'inverse, la notion de chef de tribu offre au malade un rôle moteur : celui d'une personne agissante, faisant preuve de libre arbitre. Pour Aristote, ce terme exprime la spontanéité et l'intentionnalité du sujet, des concepts qui impliquent respectivement volonté et raison. Ces mots n'ont vraiment rien d'anodin !

Second constat : les aidants ne sont évidemment ni les sujets ni les subordonnés du chef de tribu. Tel n'est pas du tout le rôle que le dispositif Mementop entend leur attribuer. Dans les communautés aborigènes d'Amérique, le chef de la tribu reçoit le nom de cacique, qui est tiré de l'espagnol (ce mot désigne d'ailleurs familièrement le premier candidat reçu au concours de l'École Normale Supérieure). Dans cette acception, il s'agit d'une personne âgée expérimentée, respectée et valorisée par le reste de la tribu. Voilà qui nous semble pertinent et en phase avec nos objectifs de préservation de l'autonomie du malade.

Comment nommer les aidants d'un chef de tribu ?

Mais alors, comment désigner les aidants du chef de tribu ? Après de longues heures de réflexion, nous avons opté pour le mot veilleur. Veiller sur une personne, c'est prendre soin d'elle sans la priver de son libre arbitre. Ce n'est jamais se substituer à elle mais lui offrir un soutien ou un accompagnement respectueux, chaque fois que nécessaire.

L'idée du mot veilleur nous est venue de nos échanges avec l'Union Nationale des Aidants du Calvados qui utilise un terme proche pour désigner son réseau de bénévoles. En outre, dans le cadre de leurs politiques publiques visant à favoriser le vivre ensemble, plusieurs villes de France, à l'instar du Havre, mettent en place un réseau de bénévoles baptisés les BienVeilleurs, pour venir en aide aux personnes isolées et fragiles.

En résumé, nos dyades deviennent des tribus, nos aidés deviennent des chefs de tribus et nos aidants des veilleurs. Toutefois, l'application Mementop propose aussi la notion d'aidant référent, qui désigne un aidant de confiance, particulièrement proche de l'aidé. Choisis par ce dernier, et sus réserve qu'ils acceptent cette mission, les aidants référents ont accès aux informations les plus confidentielles publiées par la tribu. Pour les désigner, nous avons choisi d'utiliser le mot éclaireur, qui s'est tout naturellement imposé à nous et qui fut également approuvé par nos experts en gériatrie. Wikepedia propose la définition suivante du mot éclaireur : personne qui a pour mission de partir en reconnaissance pour observer le terrain et recueillir des informations qui seront utiles au reste du groupe. Intéressant !

Qu'en pensent les utilisateurs de l'application Mementop ?

Nous avons proposé à 10 personnes touchées par la maladie d'Alzheimer d'utiliser notre dispositif avec leurs proches et de nous donner leur avis sur son champ lexical. Ce n'est pas suffisant pensez-vous ? Certes, nous ne sommes pas ici dans le cadre d'un plan de recherche clinique s'appuyant sur une protocole dûment construit. Mais déjà, les retours de quelques utilisateurs nous semblent intéressants à étudier...

La moitié des tribus impliquées dans notre test ont pu manipuler l'application Mementopdans sa version actuellement commercialisée, avec le lexique Dyades, Aidant - Aidant référent - Aidé. 5 comptes ont ainsi été créés. Les autres participants ont manipulés l'application Mementop mise à jour avec le nouveau lexique : Tribu, Veilleur, Éclaireur et Chef de tribu. 5 comptes ont ici aussi été créés.

Après deux semaines d'utilisation, nous avons posé une série de questions à nos testeurs, portant sur la perception qu'ils avaient de l'application Mementop, plus précisément :

  • S'ils se sentaient valorisés ;
  • S'ils avaient confiance en eux ;
  • S'ils avaient l'impression que l'application Mementop leur était utile ;
  • Si l'application Mementop les aidait à partager des informations, des médias, ou plus généralement à passer de bons moments ensemble.

Nous n'avons relevé aucun changement en termes d'utilité perçue, qui varie entre 4,1/5 et 4,4/5 selon le rôle de la personne interrogée.

Pourtant, avec le changement lexical proposé, l'Aidé / Chef de tribu semble être davantage valorisé (4,6/5 contre de 3,1/5), avoir davantage confiance en lui (4,1/5 contre 3,2/5) et partager davantage d'informations et de moments avec ses proches (4,4/5 contre 3,2/5).

"Je suis gêné d'être nommé Aidé. J'ai l'impression que mes aidants doivent veiller sur moi". Un Aidé

"En tant que Chef, je veux animer ma tribu, partager des choses avec mes proches". Un Chef de tribu

Des changements furent également observés auprès des Aidants référents / Éclaireurs, qui se sentent un peu plus valorisé (4,5/5 contre de 4,1/5), ont davantage confiance en eux (4,2/5 contre 3,8/5). Nous n'avons pas observé de différence en ce qui concerne le partage d'informations (4,4/5).

En route vers notre nouveau lexique !

Avec ce nouveau lexique (tribu, veilleur, éclaireur et chef de tribu), nous espérons avoir trouvé le vocabulaire approprié pour contribuer à préserver l'autonomie des personnes âgées les plus fragiles, tout en soulageant leurs proches. Nous avons mis à jour en conséquence notre Livret d'Accueil ainsi que l'ensemble des écrans de l'application Mementop.